Abu Sa’id Husayn al-Sabi ibn Ahmad était un homme surprenant. On le disait adepte du luxe et enclin à céder à tous les appétits charnels. En cette fin de journée, il était revêtu d’un magnifique qaftan aux couleurs chaudes, dont les reflets moirés éclairaient son visage de teintes chatoyantes. Sur son crâne, un turban de soie claire, avec des motifs brodés de fils chamarrés laissait tomber de longs rafrafs1) dans son dos. Pas trop longs néanmoins pour ne pas heurter les censeurs les plus regardants. À ses doigts de nombreuses bagues scintillaient tandis qu’il levait son gobelet de verre peint pour avaler une gorgée d’eau citronnée. Mais ce qui était le plus fascinant chez lui, c’étaient ses yeux. Ils dévoraient son visage aigu de Persan, faisaient oublier les épais sourcils noirs, qui se rejoignaient au-dessus de son nez fin. Ils oblitéraient sa bouche sensuelle, sa barbe brune, soigneusement taillée, d’où saillaient deux pommettes olivâtres.
On disait qu’avoir l’iris bleu était signe du démon, mais dans le cas d’Abu Sa’id, ils étaient tellement clairs qu’ils en devenaient hypnotiques. Cerclés d’une bande sombre, ils avaient la couleur de la glace, qu’on ne voyait jamais dans le désert syrien. Personne n’osait le fixer, de peur de perdre son âme dans ces fragments d’Enfer. On l’appelait d’ailleurs al Zarqa’2), jamais en face, mais sans qu’on sache si cela lui plaisait ou le fâchait. En tout cas, peu nombreux étaient ceux qui le confrontaient à ce surnom. Abu Malik était de ceux-là. Il avait rencontré le fonctionnaire à l’occasion de ses levées de fond pour libérer des prisonniers, un jour de prière dans la grande mosquée. C’était lorsque les Francs vinrent de toute l’Europe pour les attaquer, se contentant au final de ruiner les jardins de la Ghuta3).
La générosité de l’homme le surprit, car il avait entendu les pires choses sur lui. Cela l’incita à en apprendre plus. Et, au fil des ans, ils étaient devenus amis. Al-Zarqa’ appartenait à l’administration municipale, rattaché à l’un ou l’autre diwan, au fil des changements de dirigeants. C’était un fonctionnaire compétent, tout le monde le reconnaissait. Il maniait les chiffres avec aisance et possédait une mémoire phénoménale. En outre, son écriture était souple et déliée et il savait s’exprimer dans plusieurs idiomes presque couramment. Son père, et son grand-oncle avant lui, étaient de grands voyageurs et des commerçants avisés qui avaient fait fortune dans le négoce avec les Indes et Bagdad. Certains disaient qu’une esclave capturée Outremer avait porté le malheur dans sa famille, avec ses yeux bleus. Il jouissait pourtant d’une belle rente et d’une bonne situation sociale. À cela s’ajoutaient une culture solide et un esprit acéré, adepte d’un humour souvent ironique.
Abu Malik revenait d’un après-midi dans la mosquée de son quartier, où l’imam et lui avaient établi un inventaire des fonds disponibles pour aider à la libération des captifs d’Ascalon dont on venait d’apprendre la chute aux mains des Francs. Bien qu’il ne soit guère regardant sur ce point, Abu Malik était gêné par le fait que c’étaient des Égyptiens qui avaient été capturés, car cela signifiait pour beaucoup que c’étaient des shiites. La générosité était alors moins prononcée. Pourtant de nombreux croyants ascalonites4) partageaient leur tradition sunnite, ce n’étaient que les dirigeants qui étaient en majorité écrasante d’une autre obédience.
Devoir ainsi batailler sans cesse pour des faux semblants était parfois épuisant, d’autant plus lorsque ses propres affaires tournaient au ralenti. Le réconfort d’un familier était donc le bienvenu, et il savait al Zarqa’ assez proche de ses convictions pour s’épancher et se renseigner sur les événements sans craindre pour sa réputation ou son avenir. Malgré ses yeux clairs et son visage persan, al Zarqa’ était avant tout dimashqi, un véritable Damascène. Et lui aussi s’inquiétait de ce qui se passait. Il brossait la situation en grimaçant, évoquant les échanges avec les autres fonctionnaires qu’il fréquentait chaque jour.
« Beaucoup craignent de voir notre cité forcée par les infidèles. Et la nouvelle de la perte d’Asqalan étreint les cœurs.
– J’aurais grande surprise à les voir sous nos murs. Mugir ad-Din sait comment traiter avec eux.
– Je l’ose croire, tu es homme de sapience sur ce sujet. Pourtant je ne suis pas certain que l’exil de Mu’ayyad soit une bonne chose, ni la nomination de son frère au vizirat. »
Abu Malik opina, s’empara d’un abricot à la peau dorée qu’il croqua avec gourmandise.
« L’espoir peut venir de Ba’albak, l’émir ’Ata…
– L’eunuque est fort apprécié du peuple, mais je ne sais s’il saura garder notre cité indépendante et prospère. Nūr ad-Dīn a beau multiplier les cadeaux et les marques de respect dans ses lettres, il nous affame, quoi qu’en pensent les gens.
– Tu ne l’aimes guère, ce Turc, on dirait bien », s’amusa Abu Malik.
Lui non plus n’avait guère d’amitié pour les guerriers nomades qui détenaient le pouvoir depuis des dizaines d’années en Syrie, au gré des changements de dynastie. C’étaient des hommes de sang et d’acier, au contraire des Syriens, qui aimaient le négoce, le raffinement et la paix.
« Tu sais ce qu’on dit : dis du bien de tes amis, et de tes ennemis, ne dis rien !, répondit dans un demi-sourire le fonctionnaire. Ce que je vois, c’est qu’il se murmure partout que le prix du grain augmente parce que le prince a vendu les récoltes aux Ifranjs. C’est là un mensonge honteux. L’appétit insatiable de l’émir a bien failli nous faire basculer dans le giron des infidèles, si ce n’était le sang froid de certains. Verser un tribut, d’accord, mais il ne s’agit pas de s’inféoder. »
Abu Malik était d’accord. Cela faisait des décennies, peut-être des siècles, aussi loin que la mémoire de ses proches pouvait remonter, que les Damascènes naviguaient à vue entre les potentats locaux, les dynasties guerrières, les ambitions princières. Il était bien révolu le temps où battait là le cœur de l’empire musulman, l’âme de la religion. Mais la cité demeurait farouchement attachée à son indépendance, à sa prospérité et à son histoire. Et ses notables refusaient de plier le genou si même les formes n’étaient pas respectées. Ils avaient leur fierté, et la plus indiscutable des réalités ne suffisait pas à les y faire renoncer.
Abu Malik se dépouilla de son épaisse jubba de laine colorée en pénétrant dans le couloir de sa demeure. Une banquette spécialement disposée à droite lui permettait de se défaire de ses bottes pour enfiler des babouches rangées parmi les nombreuses paires de savates destinées aux visiteurs. Il était engoncé dans plusieurs couches de vêtements chauds, l’hiver étant particulièrement rigoureux cette année. La veille, un crachin frigorifiant l’avait surpris alors qu’il faisait des emplettes pour la soirée. En cette période traditionnelle de fêtes, il avait été étonné de la morosité de l’ambiance, de la figure austère que lui présentaient les commerçants. Même le souk des marchands de bric-à-brac, habituellement fourmillant d’activité, de chalands curieux, de vendeurs criards, d’objets amusants, semblait désert.
Il avança jusque dans la minuscule pièce à côté de l’entrée où Ali, son principal domestique, se tenait généralement. Il était en effet en train de trier et plier une pile de linge de maison, avec l’aide de la petite Shaima. Il leur signala qu’une livraison de ses commandes ne devrait pas tarder puis, comme il allait pour partir, le vieux valet lui indiqua qu’un visiteur, son cousin Idris ibn Hamzah, l’attendait dans le majlis5). Il acquiesça et se rendit d’un pas allègre dans la pièce.
Idris était en fait de la famille de son épouse. Le jeune homme commerçait avec le nord essentiellement, achetant des troupeaux pour les acheminer jusqu’à Damas où il les revendait comme animaux de boucherie. C’était un garçon plein d’entrain, charmeur et irrévérencieux. Il ne fut donc nullement surpris de le découvrir en train de grignoter quelques dattes alors que le crépuscule était encore bien loin. Idris accueillit nonchalamment Abu Malik d’un sourire, sans se lever pour son aîné. Il est vrai que les deux familiers se fréquentaient beaucoup, mais Abu Malik était toujours contrarié de voir qu’Idris en prenait parfois vraiment trop à son aise avec la politesse.
Un jour, il s’était même présenté en son absence, lui avait indiqué Ali, pour saluer sa cousine en l’absence de tout homme dans la maison. Il s’était presque imposé auprès des femmes, des amies de Fazila, qui n’avaient guère apprécié d’être ainsi exposées à un inconnu. De sévères remontrances l’avaient dissuadé de recommencer, mais il s’affranchissait régulièrement des conventions et faisait souvent la honte de ses parents. La demeure d’Abu Malik était finalement la seule où il savait pouvoir être reçu chaque fois que l’envie lui en prenait, et il aimait discuter avec son cousin de choses et d’autres. Tous deux étaient adeptes de musique, et il arrivait qu’ils louent des interprètes pour la veillée. Idris était encore jeune, sans épouse, mais ne semblait guère pressé d’accumuler du bien pour établir sa famille. L’argent coulait à flot de ses mains et il passait tout en babioles pour ses maîtresses, en tenues luxueuses, en plats extravagants ou en soirées licencieuses.
Abu Malik s’installa face à lui, sur un matelas, calé contre des coussins. La pièce était réchauffée par deux braseros de céramique représentant des éléphants, qui répandaient également de douces senteurs. Les tapis suspendus, les étoffes qui fermaient les portes, faisaient de l’endroit un cadre douillet. Idris avait posé devant lui, sur un lutrin, un petit ouvrage de poésie qu’il feuilletait à l’arrivée de son cousin. Il se redressa, s’appuyant contre le mur derrière lui.
« Alors, comment te portes-tu, mon ami ? Voilà bien des semaines que je ne t’ai vu ! accueillit-il Abu Malik.
– Je m’enjoie de te recevoir une nouvelle fois. Ta cousine et moi avions grande peur pour toi. »
Idris balaya la remarque d’un geste nonchalant de la main.
« Les Turcs ne m’ont rien fait, il est juste impossible de commercer à son aise. Ils prennent tout, à des prix dérisoires. Et gare à celui qui refuse leurs avances. Il se trouve bien vite raccourci d’une tête.
– Le principal est que tu sois rentré pour achever les fêtes avec nous.
– De quelles fêtes parles-tu ? s’indigna faussement l’invité. On dirait que la ville n’est plus emplie que de vieillards fébriles et de pauvres sans le sou. Comment fêter joyeusement ramadan, quand chacun ne fait que se lamenter ?
– Tu ne te prives pas de briser le jeûne, toi… Laisse chacun faire selon son cœur. »
Idris regarda la datte qu’il avait en main et sourit.
« Je rentre à peine de mon voyage et tu es le premier que je visite. On peut donc dire que je suis encore sur les routes, non ? »
Provocateur il goba la datte avant d’en cracher le noyau, rigolard.
« Oublie tes soucis et les soucis t’oublieront, comme dit le sage…
– Tu as longtemps été absent, c’est pour ça. La ville n’est guère joyeuse ces temps-ci.
– Tu m’étonnes, avec la face grisâtre de Haydara comme vizir pour nous servir le leben6), même le plus joyeux des sufis se pendrait en quelques jours.
– Fais attention à ce que tu dis, mon ami. Ta langue, et même plus, pourraient se voir tranchés de tenir tels propos. »
Idris haussa les épaules, indifférent.
« Je ne fais que répéter ce que j’entends depuis que j’ai laissé ma monture à Bab al-Gabiya. Un vase ne répand jamais que ce qu’il contient.
– Justement, s’il venait à succéder au prince Mugid, il saura se souvenir de ceux qui ont parlé en mal de lui. »
Le jeune homme écarquilla les yeux, figeant sa main qu’il avait lancée de nouveau vers le plat de dattes.
« C’en est à ce point là ? »
Abu Malik acquiesça en silence. Décidément, on ne se souviendrait pas de ramadan 548 comme d’un mois de fête.
Abu Malik était dans la courette, à réconforter Fazila lorsque plusieurs coups résonnèrent dans le couloir d’entrée. Ali risqua un œil par le judas grillagé puis tira rapidement la barre, laissant le petit Hassan se couler discrètement dans la demeure. Le gamin approcha en courant, l’air affolé.
« Ils sont entrés, abu7), ils sont entrés ! »
Le marchand en ouvrit les yeux de terreur, se passant la main sur le visage. Son épouse lui caressa le bras, désemparée. Les autres membres de la maisonnée s’étaient approchés tandis que le gamin reprenait son souffle.
« Que sais-tu ? Qu’as-tu vu ? Parle !
– Le levant de la cité a été forcé, abu. Ils ont ouvert les portes et personne ne s’est opposé à eux !
– L’adhath, l’askar du prince ? Ils n’ont rien fait ?
– Nulle part on n’en voit la trace, abu. La rue appartient aux Turcs. »
Abu Malik inspira profondément, cherchant la réaction appropriée. Il habitait au sud de la grande mosquée, certainement pas l’endroit où les soldats viendraient en premier. D’autant qu’ils n’étaient pas éloignés de la forteresse, où le prince Mugid était installé depuis le début du siège, une semaine plus tôt.
Invitant son épouse et ses filles d’un geste du bras, il pénétra dans le majlis et s’assit sur un des matelas, réfléchissant en silence. Devant lui, et aux abords de la pièce, tout le monde attendait. Sa femme cajolait les enfants doucement, les réconfortant de son mieux malgré sa propre peur. Abu Malik finit par tousser afin de s’éclaircir la voix et s’exprimer d’un ton clair.
« Tout d’abord, Hassan, tu vas te poster discrètement sur la terrasse qui permet de surveiller la rue des Aveugles. Si tu vois quoi que ce soit d’inquiétant, tu viens nous prévenir. »
Le gamin détala en un instant, le son de ses pieds nus claquant sur les marches de terre cuite des escaliers.
« Ensuite, Ali, tu vas apporter quelques affaires des entrepôts dans l’entrée, de façon à pouvoir complètement en bloquer l’ouverture si l’envie leur prenait de tenter de la forcer. Je ne pense pas qu’ils prêteront attention à la porte des dépôts, elle est trop épaisse et solide. »
Il se félicita intérieurement d’avoir toujours su garder une attitude modeste et de ne pas avoir décoré son entrée de peinture extravagante, de ferrures sophistiquées ou d’un heurtoir luxueux. Rien ne désignait sa porte comme celle d’une opulente maison. Les pilleurs allaient certainement s’en prendre en premier aux endroits où ils espéraient dénicher des richesses en grand nombre, sans pour autant devoir y mettre trop d’effort.
Il se tourna vers sa femme et lui proposa de demeurer dans leur chambre, avec les filles, et de les occuper à quelques jeux. Il n’y avait de toute façon pas grand-chose à faire. Tout ce qu’ils pouvaient faire, c’était attendre et prier. Ils avaient de quoi manger, Abu Malik ayant eu la prévoyance de faire des provisions dès l’instant où l’émir ‘Ata’ avait été décapité, victime des manigances de ses ennemis. Il avait craint depuis lors que la situation dégénère encore.
Un moment, il avait envisagé de se proposer comme émissaire auprès des Francs, chez qui il avait de nombreux amis, pour tenter de les convaincre de l’urgence de la crise : le maître d’Alep était en train de mûrir le fruit, et ne tarderait pas à le cueillir. Mais son épouse l’en avait dissuadé. Elle craignait de le voir partir en ces temps troublés, autant par peur de demeurer seule que de le savoir sur les routes.
Idris lui-même, l’infatigable voyageur n’avait plus donné signe de vie depuis son départ en shawwal8), au plus fort de l’hiver. Il avait expliqué que c’était pour lui un devoir que de chercher à acheminer des denrées à Damas alors même qu’on tentait de l’étouffer. Il ne voyait pas là le fait du prince Mugid qui aurait soi-disant vendu les récoltes aux Ifranjs, mais plutôt le résultat de la frousse des négociants qui n’osaient pas faire leur métier correctement, de peur de déplaire au Turc d’Alep. En outre, avait-il ajouté, dans un grand sourire, c’était une bonne occasion de faire de copieux bénéfices. Lorsqu’il était venu faire ses adieux à son cousin, le jeune homme s’était amusé de son air sombre. Il avait disparu dans la rue après un signe de la main, criant sans se retourner « Ne t’afflige pas avant le malheur ! »
La lumière des lampes à huile faisait danser les ombres des pièces du nard9). De part et d’autre du plateau de jeu en bois marqueté, Abu Malik et al-Zarqa’ réfléchissaient en avalant de temps à autre une gorgée d’amreddine10) fraîchement préparé. Les rumeurs d’une fête dans une maison voisine leur parvenaient, étouffées par la cour centrale, sur laquelle la porte avait été ouverte pour profiter de la douceur du soir. Depuis l’étage, les lumières traçaient en motifs de feu les délicates arabesques des moucharabiehs de la pièce où s’occupaient les épouses et les enfants.
Al-Zarqa’ avait apporté un petit livret qu’il avait déniché quelque jours plus tôt dans une boutique près de darb ad-Daylam. C’était un recueil de vers de Tarafa, un poète d’avant le Prophète, très apprécié des connaisseurs en général et d’Abu Malik en particulier. Tandis qu’ils jouaient, le commerçant jetait de temps à autre un coup d’œil sur l’ouvrage, dont le style sobre et dépouillé convenait bien selon lui au propos tragique de l’œuvre. Tout en lâchant la pièce qu’il venait de pousser, al-Zarqa’ évoqua les événements récents et demanda si Abu Malik avait entendu parler du retour de l’émir ibn Munqidh.
« Comment échapper à cette nouvelle ? s’amusa son ami. Il est arrivé encore plus pouilleux qu’un mendiant, et plus furieux que jamais. Il aurait été volé par les Ifranjs sur le chemin de l’Égypte.
– Il a surtout fui Le Caire par peur d’y laisser sa tête. Les nouvelles là-bas sont plutôt mauvaises.
– Ce n’est plus une ville, mais un nid de serpents. Le fils tue le père, le frère assassine le frère. »
Al-Zarqa’ acquiesça en silence. La déliquescence du califat fatimide n’était un secret pour personne. Une révolution de palais succédait à l’autre régulièrement, et seuls les plus violents et les plus ambitieux semblaient survivre. Humilié de son échec à s’emparer du pouvoir, Usamah ibn Munqidh avait dû rejoindre Damas en toute hâte, espérant que son nouveau maître, Nūr ad-Dīn, l’y accueillerait bien.
« Vous étiez bons amis, l’émir et toi, ce me semble ? Étonnant qu’il ne t’ait pas encore fait visite, glissa al-Zarqa’ dans un sourire
– Amis ? Je n’irais pas jusque là. Mais nous avons fait visite aux rois Ifranjs maintes fois ensemble et une certaine estime nous lie. C’est juste que je le trouve… »
Abu Malik fronça les sourcils, les dés dans la main, tandis qu’il cherchait ses mots.
« … Insaisissable. Tu ne sais jamais quel visage il t’offrira, du poète, du guerrier, du diplomate, du prince.
– Il en est toujours ainsi des hommes d’un si haut rang. L’émir a offert la paix à notre cité qui en avait bien besoin. Peut-être accueillera-t-il le vieil homme et saura adroitement user de ses talents.
– Je crains qu’une nouvelle période de guerre n’ensanglante nos territoires. Avec une telle puissance, l’émir aura certainement désir de rejeter les Ifranjs à la mer. »
Al-Zarqa’ se racla la gorge, déplaça un pion et tendit les dés à son compagnon.
« Ce n’est pas ce qui se dit. C’est un vieil homme fatigué. Avec de vastes domaines à diriger. Il a tant à faire pour les maintenir sous sa coupe qu’il n’aura pas forcément désir de sortir l’épée.
– Si Dieu le veut. Puisses-tu parler de raison.
– J’ai entendu dire qu’il est surtout inquiet de ce qui se passe en Égypte. Comme notre cité, qui a été proche plusieurs fois de basculer dans le giron des infidèles, Le Caire est fragile, et le roi Badawil11) a désormais Asqalan d’où s’élancer vers le delta. »
Se rencognant dans ses coussins, Abu Malik regarda son ami d’un air étonné.
« Tu veux dire qu’il pense à s’allier aux shiites du Nil ?
– Oh, certainement pas ! s’en amusa al-Zarqa’. Mais comme il a su cueillir le fruit du bilad al-sham, il moissonnerait bien le blé d’Égypte. »
N’auront-ils jamais assez de terres sous leur emprise et de richesses dans leurs coffres, pensa pour lui Abu Malik. Aucun prince n’était jamais satisfait de ce qu’il avait, et pleurait alors qu’il se gavait d’honneurs et de puissance. Tous se revendiquaient désormais du jihad pour justifier leurs entreprises guerrières, et parfois même leurs conquêtes sur leurs coreligionnaires.
Il se remémora son cousin Idris, l’iconoclaste, qui aimait à citer des dictons et des proverbes dont il n’appliquait que rarement la sagesse à lui-même. Il aurait dit en pareil cas :
« La guerre sainte la plus méritoire est celle qu’on fait à ses passions. »
Puis il aurait avalé en une gorgée une boisson alcoolisée, accompagnant son geste d’un clin d’œil. ❧
Après le décès du prince Anur, qui avait résisté à la formidable épreuve de l’attaque franque lors de la seconde croisade sans pour autant tomber dans le giron zengîde, la ville de Damas sombra dans le chaos. Les décisions politiques devenaient de plus en plus critiques et, en l’absence d’un véritable meneur, la tendance oscillait entre le ralliement aux princes chrétiens et celui au puissant émir du nord, Nūr ad-Dīn.
Ce dernier avait pour lui l’avantage de la religion commune et, surtout, il sut placer adroitement ses pions pour s’attirer le soutien d’une large frange de la population. Lorsqu’il se présenta finalement sous les murs, il ne fallut qu’une semaine de combats sans vigueur pour qu’il s’empare de la cité grâce à une complicité interne, et sans qu’une réelle opposition ne l’empêche alors de prendre le contrôle des lieux.
Il se résolut à négocier avec le prince Mugid pour obtenir la forteresse, mais cela se déroula sans heurts. Une fois le destin de Damas scellé, solidement implanté dans le giron de Nūr ad-Dīn, il demeurait une inconnue majeure, qui pouvait faire basculer l’équilibre du Moyen-Orient. L’Égypte était dans un état de déliquescence tel que ses voisins commençaient à y voir un territoire à conquérir. Très rapidement, les dirigeants moyen-orientaux se mirent en marche, espérant prendre de vitesse leurs adversaires. Cet affrontement sera au centre des manœuvres politiques, diplomatiques et militaires de la décennie suivante.
Élisséef, Nikita, La description de Damas d’Ibn ’Asâkir, Institut Français de Damas, Damas : 1959.
Élisséef, Nikita, Nūr ad-Dīn, Un grand prince musulman de Syrie au temps des Croisades (511-569 H./1118-1174), Institut Français de Damas, Damas : 1967.
El-Shorbagy Abdel-moniem, « Traditionnal Islamic-Arab House : vocabulary and syntax », dans Internationnal Journal of Civil & Environmental Engineering, vol. 10, n°4, 2010.
Gibb Hamilton Alexander Rosskeen, The Damascus Chronicle of the Crusades, extracted and translated from the Chronicle of Ibn al-Qalânisî, Dover Publications, Mineola, New York, 2002.
Schmidt Jean-Jacques (trad.), Les Mou’allaqât. Poésie pré-islamique, Paris : Seghers, 1978.